[INTERVIEW] député Denis Masséglia : l’Esport français, constat et perspectives d’avenir.

Monsieur Denis MASSEGLIA est Député de la 5e circonscription du Maine-et-Loire et Président du groupe d’études Jeu Vidéo de l’Assemblée nationale.

Déborah AFLALO

4/24/20219 min read

Monsieur Denis MASSEGLIA est Député de la 5e circonscription du Maine-et-Loire et Président du groupe d’études Jeu Vidéo de l’Assemblée nationale.

Il dirige un groupe de travail sur la structuration de l’Esport, dont il a la paternité, dans le cadre de la Commission des Affaires économiques de l’Assemblée nationale.

Après avoir mené un grand nombre d’auditions, Monsieur MASSEGLIA a remis ses conclusions le 24 juillet 2019 et formulé 16 propositions de recommandations.

Les Assises de l’Esport ont été organisées parallèlement.

Puis, en octobre 2019, le Gouvernement a présenté sa stratégie nationale pour faire de la France un leader de l’Esport à l’horizon 2025, stratégie portée notamment par Madame Roxana MARACINEANU, ministre des Sports et Monsieur Cédric O, secrétaire d’Etat chargé du numérique.

L’équipe GAME AND RULES a eu l’honneur et le privilège de rencontrer le Député Denis MASSÉGLIA, le 7 octobre 2020, dans les bureaux de l’Assemblée nationale.

Nous le remercions de s’être prêté au jeu de l’interview pour nos lecteurs.

Nos questions à M. le député Denis Masséglia

GAME AND RULES. – Quatre ans après la reconnaissance d’un statut social propre au joueur professionnel de jeux vidéo, l’on constate que l’agrément et le CDD Esport n’ont pas connu le succès escompté [1]. Certaines des recommandations de votre groupe de travail portent justement sur l’évolution du cadre réglementaire applicable aux joueurs e-sportifs. Se sont-elles concrétisées ?

Denis MASSÉGLIA. – Lors des différentes auditions que j’ai menées avec le groupe de travail, nous avons échangé avec de nombreux acteurs, dont de nombreux joueurs et notamment sur cette question du CDD Esport. De façon unanime, leur réponse a été que le cadre posé par ce contrat ne répondait que partiellement à leurs attentes. Cela étant, aucune proposition alternative ne nous a été exposée.

Les enjeux du cadre contractuel applicable aux joueurs sont doubles et les propositions qui doivent être faites pour l’améliorer doivent les prendre en compte.

Premièrement, les contrats doivent pouvoir être financièrement réalistes ; sous peine de voir nos équipes se délocaliser vers un environnement fiscal et financier plus clément.

Deuxièmement, les contrats doivent apporter une protection suffisante pour les Esportifs ; en matière de santé et d’accident de la vie notamment.

[1] A ce jour, il n’y aurait que 8 structures agréées : GamersOrigin ; LOSC ; Team Vitality ; Esport Aero Association ; Stade Rennais Football Club ; Team MCES ; TIDES (ROG Esport); GameWard : Statut des joueurs professionnels salariés de jeux vidéo | entreprises.gouv.fr

GAME AND RULES. – Depuis quelques années, on observe que l’Esport européen et notamment français a intégré le modèle américain de ligues franchisées. Que pensez-vous de ce phénomène ?

Denis MASSÉGLIA. – Le système des ligues fermées offre un avantage non négligeable : il permet aux investisseurs d’avoir une visibilité à long terme, avec une vraie stratégie marketing, et c’est un véritable avantage pour le développement de l’Esport.

Prenons l’exemple de Blizzard et du jeu Overwatch ; la stratégie marketing mise en place est très bonne car ils ont choisi d’affecter aux équipes des territoires. Par exemple avec l’équipe de Paris, Paris Eternal.

Qu’on s’intéresse ou non à l’Esport, quand on voit le nom de sa ville, de son pays, on s’intéresse aux résultats. Cela crée un sentiment d’appartenance que seul l’ancrage territorial peut susciter. Les marques ne peuvent pas à elles seules générer un tel engouement.

C’est à mon sens, sur ce chemin que doit aller l’Esport : vers un ancrage territorial fort et des structures physiques liées à ces territoires. Cette stratégie permettrait aux collectivités mais aussi à des entreprises fortement attachées à un territoire, de s’investir dans l’Esport et notamment d’un point de vue financier.

Pour reprendre l’exemple d’Overwatch, Blizzard a créé un système de championnat du monde dans lequel s’affrontent des équipes représentant un pays ; il y a donc une équipe de France composée de joueurs français.

Je crois réellement dans ce modèle d’évènement ancré territorialement et qui créerait une attractivité forte grâce au développement d’un sentiment d’appartenance. Les amateurs d’Esport seront naturellement attirés et en plus, la fibre citoyenne est positivement stimulée ; c’est « mon pays », « ma région », « ma ville », « mes couleurs ». Les équipes qui ne représentent que leur propre marque ne peuvent pas réussir à créer cet affect et ce sentiment d’appartenance.

Il s’agirait d’une vraie évolution.

Pour en revenir au sujet des ligues fermées, je ne suis pas contre et je pense que c’est un des outils qui permettra la mise en œuvre d’un vrai financement de l’écosystème Esport.

GAME AND RULES. – Le circuit compétitif amateur (notamment associatif) peine à trouver un modèle économique viable et souffre d’un manque d’accompagnement financier de la part de l’Etat et des collectivités. Dressez-vous le même constat et dans ce cas, quels pourraient être les moyens d’intervention permettant de développer la filière amateur (majoritaire) ?

Denis MASSÉGLIA. – Lorsque l’on parle d’amateur et de modèle économique dans la même phrase, il y a comme un contresens. Dans le milieu amateur, on ne peut penser à la génération de profits.

Ceci étant, on sait que pour avoir un modèle économique viable au niveau professionnel, il est nécessaire de s’appuyer sur une base amateure.

La spécificité de l’Esport par rapport au sport, c’est que le sport s’est construit d’abord sur la partie amateure.

L’Esport est, lui, arrivé extrêmement vite au niveau professionnel sans avoir de structuration du milieu amateur.

Si le modèle de structure amateure n’existe pas, il faut désormais le construire et je pense que, dans un premier temps, c’est aux collectivités locales, avec bien entendu le soutien de l’Etat, de mettre en oeuvre un accompagnement de la pratique vidéo ludique.

Je parle ici d’un accompagnement au sens large : du praticien enfant jusqu’au Esportif professionnel.

Il est nécessaire aussi de définir un parcours complet au niveau du cadre scolaire mais aussi associatif pour permettre aux jeunes filles, aux jeunes garçons et aux personnes en situation de handicap de trouver leur place dans cette pratique.

D’ailleurs, l’inclusion est seulement l’un des enjeux de la pratique amateure portée par les associations.

Un autre enjeu pour le secteur amateur associatif est la prévention de la pratique excessive en garantissant la transmission des bonnes pratiques aux jeunes (temps de jeu, alimentation, pratique d’une activité physique etc…).

Enfin, l’accompagnement des parents est aussi un enjeu majeur. Enfants et parents ne parlent pas la même langue et les tensions ne sont pas rares lorsque l’on parle de jeux vidéo. Il faut créer un relai, une sorte de traducteur pour accompagner les parents et leur faire comprendre la pratique de leurs enfants. Il y a une vraie stratégie éducative à mettre en place.

GAME AND RULES. – L’écosystème Esport ne dispose pas d’un encadrement éthique et responsable de la pratique compétitive du jeu vidéo, notamment en termes d’accès et de participation aux compétitions et de transferts ou prêts de joueurs. Ne pensez-vous pas qu’au-delà de l’existence de France Esports, il faille créer un ministère ou secrétariat dédié à l’Esport (ou aux Esports) ?

Denis MASSÉGLIA. – Ce qui est assez surprenant dans le monde de l’Esport, c’est qu’il y a beaucoup d’entités qui disent ne pas être satisfaites par le CDD spécifique et quand on leur demande ce qu’il faut proposer, personne n’apporte de réponse.

Si France Esport ne répond pas aux attentes, il faut s’y investir et se présenter aux élections pour changer les choses.

L’Etat, par l’intermédiaire d’Axelle Le Maire, a poussé à la création de France Esports, l’objectif étant d’avoir une entité représentative de tous les acteurs de l’écosystème et qui a pour rôle de faciliter les choix de l’Etat.

Je ne veux pas prendre la défense de France Esports ou d’une quelconque entité, mais c’est au secteur dans son ensemble de se rassembler et de construire des propositions pour sa structuration.

Cette structuration doit être portée par les principaux acteurs du secteur et notamment les éditeurs qui sont les premiers acteurs financiers de l’Esport. Sans eux, l’Esport ne serait pas aussi développé ; il faut donc travailler avec eux.

A mon sens, la volonté de France Esports de mettre tout le monde autour de la table est une bonne chose et il faut continuer dans ce sens.

J’encourage d’ailleurs tous ceux qui pensent avoir leur place à se manifester et prendre part aux discussions.

Ce n’est pas à l’Etat ni aux parlementaires de faire ce travail mais bien aux acteurs eux-mêmes.

Concernant l’opportunité de créer un organe étatique dédié à l’Esport, je suis de ceux qui pensent qu’un secrétariat lié au numérique n’est plus suffisant. Il serait judicieux que l’on ait un ministère de plein droit qui serait transverse avec différents secrétaires d’Etat afin d’aborder la question du numérique de façon plus adaptée à chaque sujet ; par exemple, un secrétariat d’Etat chargé de la culture et du sport, un autre pour l’industrie numérique du loisir.

On pourrait aussi imaginer de fusionner la Commission des affaires étrangères avec la Commission de la Défense, ce qui aurait l’avantage de libérer une Commission qui pourrait être affectée à la transition numérique (je rappelle à toutes fins utiles que la Constitution ne prévoit que 8 Commissions parlementaires permanentes).

En effet, le numérique est une question essentielle ; il fait évoluer les métiers, la pratique associative, culturelle ; il est partout dans notre société.

GAME AND RULES. – L’Esport en réalité augmentée prend de l’ampleur et pourrait même remplacer à l’avenir l’Esport « traditionnel » sur consoles et PC. L’ensemble des enjeux et problématiques juridiques peut-il être d’ores et déjà appréhendé et encadré ?

Denis MASSÉGLIA. – Je vais encore une fois avoir une posture à contrepied par rapport à ce qu’on peut entendre.

En France, nous voulons très rapidement légiférer, encadrer, accompagner de façon étatique le développement des filières. Je pense au contraire que si on pouvait laisser de la liberté, sans dès le début vouloir réglementer, cela permettrait au secteur de se développer de façon beaucoup plus libre et de ne pas être ralenti par la mise en place d’une législation particulière sur le secteur.

Ça ne veut pas dire qu’il n’y a aucun cadre législatif applicable ; notre pays est doté de nombreuses lois qui ont vocation à s’appliquer.

Faire une législation sur une activité qui n’en est qu’aux prémisses ne me semble pas être judicieux.

Concernant la question de savoir si l’Esport en réalité augmentée va se développer ; seul le marché le dira.

Le législateur doit de son côté avoir une veille sur le sujet et le moment venu, il faudra initier des discussions sur les besoins du secteur et peut-être construire une législation particulière si cela s’avère nécessaire.

Il s’agira encore une fois de trouver l’équilibre entre construire un secteur attractif pour les praticiens tout en protégeant ses acteurs.

C’est de cet équilibre dont il est question actuellement dans l’Esport en général. Réussir à conserver une attractivité forte pour les différents acteurs du secteur tout en mettant en place un système de protection efficace avec les coûts que cela engendre.

Aujourd’hui, une équipe peut tout à fait se délocaliser si la pression fiscale ou les coûts sociaux deviennent trop importants. Ce sont des considérations à prendre en compte.

LE MOT DE LA FIN

Denis MASSÉGLIA. – Pour terminer, je voudrais souligner qu’il est impératif de mettre en place un véritable accompagnement des joueurs souhaitant s’engager dans une carrière d’Esportif.

Sur le nombre d’appelés, peu seront élus. Il est donc important de les accompagner dans leur parcours afin que ceux qui échoueront ressortent avec un bagage utile pour leur future vie professionnelle.

C’est une stratégie qui devra être élaborée nationalement et avec l’éducation nationale, en s’appuyant bien entendu sur l’ensemble des acteurs du secteur Esportif. Il faut construire une véritable filière sur le modèle de ce qui existe dans le sport avec notamment les Sport-Etude.

L’Esport doit être pensé comme un levier pour aller plus loin.

Un exemple simple : aujourd’hui pour être recruté dans une structure comme Vitality, il faut être bilingue anglais.

Aujourd’hui, il n’y a aucune structuration spécifique concernant l’accompagnement scolaire des jeunes Esportifs.

Il faut construire ce modèle dans lequel des structures scolaires intègreraient l’Esport et proposeraient des formations qui offrent une vraie stratégie pédagogique et qui permettent de construire une vraie scolarité avec une formation diplômante et des perspectives d’avenir professionnel réelles.

GAME AND RULES. – Monsieur le Député, merci de nous avoir accordé cet échange et encore merci pour votre engagement au service des jeux vidéo et de l’Esport français.