GAFAM dans l’esport et le gaming : quels enjeux juridiques ?
Les géants du numériques, dont les GAFAM américains et leurs équivalents chinois BATX, investissent en masse dans le secteur des jeux vidéo.
Les géants du numériques, dont les GAFAM américains et leurs équivalents chinois BATX, investissent en masse dans le secteur des jeux vidéo. Et pour cause, cette industrie juteuse a atteint, en 2020, un chiffre d’affaires mondial de près de 180 milliards de dollars.
Cet investissement s’est intensifié ces dernières années, au point de poser un certain nombre de problématiques et enjeux juridiques de taille.
Les Big Tech1 et BATX2 qui pèsent respectivement 4200 et 950 milliards de dollars, ont orienté leurs stratégies d’investissement vers le marché du jeu vidéo.
Étant observé que ce marché a un poids économique plus important que celui de la musique et du cinéma réunis.
Ainsi, en 2022, Microsoft a offert de racheter pour 69 milliards de dollars, le groupe Activision Blizzard, l’un des plus grands éditeurs de jeux vidéo au monde avec des licences populaires comme Call of Duty, Overwatch ou World of Warcraft3. Pour mémoire, l’année précédente, Microsoft avait fait l’acquisition de l’éditeur de jeux ZeniMax Media / Bethesda (Fallout, Doom ou Quake) pour 7,5 milliards de dollars4.
De son côté, Tencent, déjà actionnaire de Riot Games (League of Legends), Supercell (Clash Royale) ou encore d’Epic Games (Fortnite), a ajouté dans son escarcelle le studio britannique Sumo Digital et le groupe polonais 1C Entertainement.
Face à cette offensive, certains acteurs de l’industrie du jeu vidéo se lancent dans de grandes fusions-acquisitions. Ainsi, l’américain Electronic Arts a acquis Glu Mobile et Playdemic, spécialisés dans le jeu mobile, mais aussi Metalhead (jeux de baseball) et Codemasters (jeux de course automobile). Pour sa part, Take two Interactive, propriétaire de franchises telles que Grand Theft Auto ou NBA 2K, a mis la main sur Zynga, éditeur/développeur de jeux sociaux comme FarmVille ou Harry Potter. On note également l’acquisition de Bungie (créateur de Halo et Destiny) par Sony5.
Pour consolider leur position, les grands acteurs du jeu vidéo utilisent des stratégies d’intégration horizontale et verticale, en fusionnant avec des concurrents directs ou via des acquisitions croisées, par exemple entre développeurs de jeux et distributeurs/fabricants de consoles.
Nous verrons que la concentration des Big Tech pose des problématiques en termes de droit de la concurrence (I), de données personnelles (II) et a un impact sur les compétitions de jeux vidéo (III).
I. Des pratiques anticoncurrentielles
L’arrivée en force des géants du numérique dans le secteur du jeu vidéo pose d’abord des problèmes de nature concurrentielle.
L’Union européenne, avec sa Direction générale de la Concurrence (DG COMP) chargée du respect des règles anti-trust (ententes, abus de position dominante, monopoles, concentrations..), a infligé une série d’amendes record aux GAFAM6.
De leur côté, les Etats-Unis, la Grande Bretagne et la Chine7 veillent également à l’application de leur législation anti-trust pour réguler les positions monopolistiques.
Ainsi, la Fédéral Trade Commission (FTC) est en train d’examiner l’offre de rachat de l’éditeur de jeux Activision Blizzard par Microsoft, fabricant de la console Xbox.
L’autorité américaine souhaite s’assurer que l’acquisition projetée ne nuit pas à la concurrence en limitant l’accès aux principaux titres de jeux8. Etant rappelé que l’accord de rachat de la société britannique ARM par NVIDIA, jugé anticoncurrentiel, avait été annulé9.
Concernant ses abonnements gaming (Game Pass et Xbox Live Gold), Microsoft s’est engagé à modifier différents critères pour se conformer aux exigences de la Competition and Markets Authority (CMA), l’autorité britannique de la concurrence10.
Par ailleurs, des contentieux ont porté sur le modèle de distribution de jeux vidéo. Ainsi, l’éditeur de jeux Epic Games a déposé plusieurs plaintes y compris devant la Commission européenne pour abus de position dominante à l’encontre d’Apple aux motifs d’avoir « complètement évincé la concurrence dans les processus de distribution et de paiement des applications »11.
Pour les mêmes motifs, le studio indépendant Wolfire Games (créateur de la vitrine numérique Humble Indie Bundle) a poursuivi Valve, éditeur de la plateforme Steam, pour violation des règles antitrust12.
Notons également qu’une plainte collective de consommateurs a été déposée devant un Tribunal fédéral californien à l’encontre de Sony, sur le fondement d’un monopole illégal empêchant les utilisateurs de PlayStation d’acheter des jeux via des codes de téléchargement tiers et entraînant une augmentation des prix13.
II. Une utilisation commerciale des données personnelles
Rappelons que les GAFAM sont souvent accusées d’enfreindre les règles de protection des données personnelles. Ainsi, la CNIL a infligé des amendes à Google14 et Amazon15 (150 et 35 millions d’euros) pour non-respect des règles sur les cookies.
Les jeux vidéos sont extrêmement « datavores » et les profils des joueurs sont associés aux actions en jeu (obstacles contournés, niveaux), scores, classements, trophées, amis, parties, bibliothèque de jeux, et leurs succès naturellement.
Elles s’ajoutent à des données de base telles que identifiant, nom, prénom, adresse, courriel, pays, numéro de téléphone, langue, date de naissance, photo de profil, mot de passe, question de sécurité, intérêts… sans oublier les données de paiement et toutes celles associées à des processus : achat, assistance technique, clientèle et commerciaux (sondages, tests bêta, études de marché).
Cependant, d’autres informations sont également collectées sans que le joueur en ait conscience :
date et heure d’utilisation,
jeux ou musique lancés,
contenu visionné,
services utilisés et durée de leur utilisation,
fréquence d’usage des applications de chat et de communication.
De plus, en cas de crash, sont collectées les captures d’écran ou la vidéo capturée au moment du crash.
Sachant que la console permet d’utiliser Netflix, Spotify ou de diffuser les parties sur Twitch et bien d’autres services ; toutes les données liées à ces usages sont aussi collectées.
On comprend mieux l’intérêt de Microsoft à s’engager sur ce secteur pour booster ses profits : elle en tirait 11.5 millions USD en 2019, alors que le chinois Tencent atteint le record de 29 milliards USD en 2021.
Ceci n’est qu’un début. Le développement du métavers, monde immersif où tout est basé sur le sensoriel, sera le lieu de la collecte de données encore inexploitées : celles générées par le corps du joueur. Les équipements qu’il revêtira seront autant de moyens de numériser l’être humain à travers ses interactions lors d’un divertissement. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Meta a déposé quantité de brevets sur ces technologies16.
Or, en France, les gamers de moins de 15 ans doivent fournir un double consentement pour le traitement de leurs données : leur autorisation personnelle ainsi que celle de leurs parents. On conseillera donc de vérifier les paramètres de toutes les interfaces de navigation : téléphone, tablette, ordinateur, TV.
III. Un marché de l’Esport impacté
L’organisation de compétitions de jeux vidéo et leur retransmission nécessitent l’autorisation de l’éditeur du jeu concerné puisque ce dernier est titulaire de l’intégralité des droits de propriété intellectuelle.
Bien souvent, l’éditeur se retrouve également organisateur, parfois avec un système de ligues ouvertes ou fermées17. Dans ce cadre, il édicte et impose ses propres règles compétitives, comme c’est le cas de Riot Games avec ses ligues officielles sur les jeux League of Legends et Valorant.
Les GAFAM se positionnent également sur le secteur compétitif grâce notamment à la technologie du cloud gaming18. On pense notamment à Amazon Luna19 ou à Facebook Gaming qui permet de streamer mais aussi d’organiser des tournois même d’envergure internationale.
De son côté, Microsoft a racheté la plateforme Smash.gg spécialisée dans l’organisation de tournois et évènements de jeux compétitifs20. La firme de Mountain View a même lancé la Financial Modeling World Cup (FMWC), une compétition sur son logiciel Excel avec un cashprize de 10.000 dollars21.
On observe donc une vraie mainmise des GAFAM sur le secteur Esport qui peut entraver le développement des éditeurs de jeux vidéo.
En 2020, Epic Games est allé jusqu’à utiliser un tournoi sur son jeu Fortnite, intitulé la coupe #FreeFortnite, pour protester contre le système d’achat in-app d’Apple lui imposant le paiement d’une commission de 30%22.
Concernant les organisateurs tiers de tournois Esport, ils auront à composer avec la supériorité technologique des GAFAM notamment en matière de serveurs et de connexion très haut débit.
Cependant, il arrive que des alliances improbables naissent entre GAFAM et éditeurs et développeurs de jeux. Ainsi, face à la pénurie de semi-conducteurs, Microsoft a dû faire appel à Nintendo pour obtenir suffisamment de consoles Xbox Series X pour son premier tournoi Halo Championship Series sur le jeu Halo Infinite23.
CONCLUSION
L’intérêt des GAFAM pour l’industrie des jeux vidéo a débuté dans les années 2000 avec la tentative avortée de Microsoft de racheter plusieurs éditeurs de jeux tels que Nintendo, Electronic Arts ou Square Enix24.
Même si depuis lors, les GAFAM ont opéré une vraie mainmise sur le secteur, leurs ambitions se soldent parfois par des échecs commerciaux comme celui notable de la plateforme Google Stadia, service de jeux vidéo par abonnement25.
Le monopole numérique général de la Big Tech est régulièrement dénoncé par les autorités américaines et européennes au point qu’elles hésitent entre régulation (notamment avec le Digital Markets Act) et démantèlement (Break up bill)26.
De son côté, l’État chinois a durci sa réglementation avec en ligne de mire les jeux vidéo, notamment le jeu Honor of Kings de Tencent, qualifiés d’opium mental27. La Chine a ainsi limité les temps de jeu pour les mineurs28 et a bloqué la fusion de deux grandes plateformes de streaming de jeux vidéo au profit de Tencent pour éviter une concentration illégale d’opérateurs commerciaux29.
Contraintes de procéder à un dégraissage de leurs effectifs, les entreprises chinoises pourraient cependant investir ou accroître leurs investissements à l’étranger, notamment en Europe30.
Références
1 : GAFAM est l’acronyme des principales entreprises technologiques de la Silicon Valley : Google, Apple, Facebook devenue Meta, Amazon et Microsoft.
2 : BATX est l’acronyme des 4 plus grandes entreprises technologiques chinoises : Baidu, Alibaba, Tencent, Xiami.
3 : article de Wikipédia « Activision Blizzard »
4 : article de 01net « Rachat de Bethesda par Microsoft : les prochains jeux du studio seront en exclu sur Xbox et PC »
5 : article du journal Le Monde « Sony rachète les studios Bungie, créateurs de « Halo » et de « Destiny » »
6 : article du journal Les Echos « Les 5 plus grosses amendes infligées par l’UE aux Gafam »
7 : article de La Lettre du Numérique « La loi antitrust en Chine – le projet de modification en vue d’une régulation renforcée des BATX »
8 : article de Hardwarecooking « Rachat d’Activision Blizzard par Microsoft : la FTC va enquêter sur le rachat »
9 : article de numerama « Nvidia ne rachètera finalement pas ARM »
10 : article de SiecleDigital « Après l’annonce du rachat d’Activision, Microsoft se plie aux exigences des régulateurs »
11 : article de Cnet « Epic Games dépose une plainte antitrust contre Apple en Europe »
12 : article de jeuxvideo.com « Le créateur de Humble Bundle poursuit Valve en justice »
13 : article de Sird « Sony poursuivi en justice pour le « monopole » de la boutique numérique de PlayStation »
14 : article de la CNIL « Cookies : la CNIL sanctionne GOOGLE à hauteur de 150 millions d’euros »
15 : article de la CNIL « Cookies : sanction de 35 millions d’euros à l’encontre d’AMAZON EUROPE CORE »
16 : article du journal Ouest France « Comment le métavers de Facebook va faire de l’argent avec vos émotions »
17 : article de Level 256 « L’avenir des compétitions esport : de la structuration des ligues à un système franchisé »
18 : article de jeuxvideo.com « Pourquoi les GAFAM se lancent dans le Cloud Gaming ? »
19 : article de Level 256 « Le cloud gaming : quels enjeux et quel rapport avec l’esport ? »
20 : article de MGG « Microsoft rachète la plateforme de tournoi Smash.gg »
21 : article de Konbini techno « On vous présente le nouveau champion du monde d’Excel »
22 : article de Frandroid « Fortnite : Epic organise un tournoi anti-Apple pour gagner un skin exclusif »
23 : article de IGN « Faute de processeurs, Microsoft utilise des kit de devs Xbox Series X pour son tournoi Halo Infinite »
24 : article du Journal du Geek « Microsoft a essayé d’acheter Nintendo il y a 20 ans mais… »
25 : article de Presse Citron « C’est bientôt la fin pour Google Stadia ? »
26 : article de Vie Publique « Les GAFAM : vers une régulation ou un démantèlement ? »
27 : article de Sud Ouest « Jeux vidéo : en Chine, Tencent étend ses restrictions pour les mineurs »
28 : article de France 24 « Chine : les géants du jeu vidéo dans le viseur du pouvoir »
29 : article du journal Les Echos « Tencent doit renoncer à ses droits musicaux exclusifs »
30 : article de XboxSquad « Répression des jeux vidéo en Chine : Baidu licencie une centaine de salariés »